La parution des Carnets intimes de Taos Amrouche révélant sa passion amoureuse pour Jean Giono, à laquelle Libération du 23 octobre 2014 et Le Monde du 31 ont donné un large écho m’incite à ouvrir ce Blog par un texte sur un essai inédit de mon mari Pierre Citron, le biographe de Giono. Je me propose dans la suite de faire état de mes propre réflexions sur les sujets qui sont de mon ressort personnel.
Texte paru dans la revue Histoires Littéraires n°55, Juillet-Août-Septembre 2013
Suzanne Citron
Pierre Citron, l’un des éditeurs de Balzac dans la collection de la Pléiade, connu également pour ses ouvrages sur Couperin, Berlioz et Bartok, a consacré des années de recherche à Jean Giono et participé à l’édition des œuvres. Sa biographie, parue au Seuil en 1990, sous le titre Giono 1895-1970, fait référence. Dans ce livre, rien n’est dit, ni même suggéré, des liaisons extraconjugales de l’écrivain. En 1990, Elise Giono était certes encore en vie, mais ce silence était avant tout conforme au contrat moral souscrit avec Sylvie Giono, détentrice des droits familiaux depuis la mort de sa sœur Aline, survenue en 1984. Aline, peu après la disparition de son père, avait découvert sa liaison avec Blanche Meyer, épouse du notaire de Manosque. Bouleversée par cette révélation, elle avait exigé le silence sur ce point de Gallimard et de l’équipe, dirigée par Robert Ricatte, qui préparait l’édition de La Pléiade.
Ancien du Contadour, Pierre Citron connaissait, comme tout participant à ces rencontres, la relation existant entre Giono et Hélène Laguerre. Et dans les années 1950-60, au cours de séjours à Montjustin, village provençal, il avait recueilli les confidences de Lucien Jacques, le meilleur ami de Giono, ainsi que celles de Serge Fiorio et de sa sœur Ida, cousins du romancier, sur la liaison orageuse de ce dernier avec Simone Téry. Le biographe avait respecté le silence requis, mais, après la parution de son livre, il ressentit comme une exigence de vérité de combler cette lacune par de nouvelles recherches, sans cependant en faire publiquement état pour ne pas rompre le contrat moral passé avec Sylvie Giono. En mai 1998, il déposa au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale le tapuscrit d’un livre intitulé Les Ordres étranges. Sur les amours de Giono, en prescrivant un long délai avant communication.
Je préciserai d’abord les raisons qui me semblent légitimer aujourd’hui le dévoilement de ce travail de mon mari.
Du secret aux bruits
En 1998, le seul témoignage public sur des amours de Giono était un article de Jolaine Meyer, la fille de Blanche, intitulé « Sur un personnage de Giono : Adelina White ou Blanche ? » et paru dans Pratiques d’écriture, mélanges offerts à Jean Gaudon (Klincksieck), ouvrage demeuré confidentiel. La présence de Blanche Meyer dans la vie de Giono était un fait avéré pour les premiers éditeurs de la Pléiade, dont faisait partie Henri Godard, le commentateur de Pour Saluer Melville (1974), mais le silence avait été scrupuleusement maintenu par ces éditeurs comme par le biographe. Sur la vie sentimentale de Giono, il n’y avait donc que des chuchotis, et l’existence d’autres femmes qu’Élise n’était pas mentionnée dans la chronologie de la Pléiade.
Dans les années 2000, les perspectives furent non seulement modifiées, mais faussées par un éclairage exclusif sur Blanche Meyer. En 2004, Hubert Nyssen communiqua à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique une Enquête sur trois mille pages de Giono soustraites à l’édition, téléchargeable sur Internet. Ces trois mille pages désignaient les lettres de Giono à Blanche Meyer, que cette dernière avait « cédées » à l’Université de Yale. Le propos de Nyssen était étayé par des rencontres avec Jolaine Meyer et par des documents qu’elle lui avait montrés. Cette source unilatérale était également celle du livre d’Annick Stevenson, Blanche Meyer et Jean Giono, édité en 2007 chez Actes Sud. De tonalité hagiographique, le propos de cette journaliste franco-américaine était construit autour d’une identification (sans distance) tantôt à la mère, tantôt à la fille. Le livre ne passa pas inaperçu et suscita plusieurs réactions, dont les compte rendus de Josyane Savigneau dans Le Monde des Livres du 15 juin et de Jérôme Garcin dans le Nouvel Observateur du 7 juin, ainsi que plusieurs évocations en ligne comme celle d’Alain Romestaing ou de Jean-Claude Trutt. Auparavant, en 2002, une thèse de philosophie avait été soutenue à l’Université de Maryland par Patricia A. Le Page (laquelle avait eu communication de certaines lettres de Yale), sous le titre Space of passion : The love letters of Jean Giono to Blanche Meyer.
Blanche Meyer devenait ainsi « le grand amour méconnu ». Dans le flou des rumeurs, une sorte de mythe se façonnait autour de l’inspiratrice incontournable et occultée de l’œuvre de Giono. Pierre Citron lui-même avait, quelque temps avant sa mort, reconnu que la situation n’était plus celle du dépôt de son manuscrit. En concertation avec Mireille Sacotte, unique autre détentrice du manuscrit, l’idée avait germé d’une publication, sans avoir pu aboutir jusqu’à ce jour.
Le présent article a pour objectif d’évoquer l’apport de l’ouvrage. Les « ordres étranges » sont une expression de Giono lui-même dans Le Chant du monde pour désigner les mystères de la sexualité masculine. Ces ordres étranges retracent, à côté de la toujours présente Élise, les relations de l’écrivain avec trois femmes : Simone Téry, Hélène Laguerre, Blanche Meyer. Un bref chapitre (Taos ou la tentation refusée) met en scène la chanteuse berbère, sœur de Jean Amrouche et épouse du peintre André Bourdil. Le manuscrit comprend 232 pages dactylographiées, neuf chapitres, avec chronologie, index et table des matières. Sept photographies l’illustrent, ainsi légendées de la main de Pierre Citron :
Elise Maurin, sage et heureuse vers l’époque de son mariage
Simone Téry, intense dans les années 1930
Elise Giono, mariée depuis neuf ans, mère depuis trois ans, en 1929
Hélène Laguerre, sanglée et triomphante, entre Giono et le peintre
Eugène Martel à Manosque en 1935
Blanche Meyer, sûre de son élégance et de son charme, en 1933
Taos Amrouche, théâtrale en costume berbère, lors d’un récital
Elise et Jean Giono, après quarante sept ans de vie commune, en 1967
Le texte s’appuie sur des témoignages, des correspondances de divers sources : photocopies, copies au crayon d’originaux. Un ami marchand d’autographes informait régulièrement de documents pouvant intéresser le biographe, qui a pu ainsi se procurer des reproductions de lettres et de télégrammes échangés par Giono et Simone Téry en 1931, aujourd’hui déposés à la Bibliothèque nationale. Pierre Citron a pris copie d’une correspondance de Giono avec Rose Celli (et avec son mari Elmiro), amie intime de Simone. Sur cette dernière, les conversations avec Lucien Jacques et Serge Fiorio évoquées plus haut, et les confidences d’Émile, père de Serge, lui ont permis de préciser certains épisodes. Vers 1980, Ida Meruz, sœur de Serge, lui montra des lettres de Simone que Giono lui avait confiées. Elles furent par la suite brûlées par Serge, qui croyait de la sorte préserver la mémoire de l’écrivain. Une seule a échappé à l’autodafé, qu’Ida donna à mon mari en 1989.
Sur Blanche Meyer, Sylvie, au moment de l’édition du Journal, montra ou fit part à Pierre Citron d’un certain nombre de documents. D’autre part, Blanche Meyer, la seule des femmes aimées de Giono à avoir tiré un profit matériel de ses lettres, en vendit au détail à des marchands d’autographes, par lesquels le biographe obtint des copies. Il se procura également une reproduction de lettres concernant l’« infidélité » de Blanche en 1949.
Que nous apprennent Les Ordres étranges sur ces liaisons et sur leurs répercussions dans l’œuvre ?
Simone Téry et la « crise morale »
En 1930, Giono a 35 ans, il est marié avec Elise Maurin depuis dix années et est père d’une petite-fille de quatre ans. Il vit un tournant de son existence avec le succès inattendu de ses premiers livres, la décision de quitter la banque, l’achat d’une maison (le Paraïs), un voyage à Paris en 1929 avec Élise (le premier depuis la guerre), de nouvelles amitiés dans les milieux littéraires de la capitale. Du jour au lendemain, Giono est devenu une figure du monde des lettres. Simone Téry est parisienne, fille de Gustave Téry, fondateur et directeur de L’Œuvre, et d’Andrée Violis, romancière et journaliste à succès. Elle est agrégée des lettres, lauréate de la bourse Kahn qui finance un voyage autour du monde. Elle en a tiré un livre sur la Chine et vient de publier un roman. Elle est une belle femme de 31 ans, grande et bien faite, aux cheveux bruns coupés courts et aux yeux verts. Après un début de correspondance, elle vient rencontrer Giono à Manosque en octobre. Lucien Jacques, ami du couple, pressent le risque et tente une mise en garde contre « cette charmante fille, mais excessive, mais un peu par trop « petite-fille-femme-de-lettres-gâtée ». Je veux dire inutilement envahissante. » En vain : c’est le coup de foudre et, durant trois années, Giono sera déchiré entre le vertige de la passion et son être intime qui refuse la séparation d’avec Élise et Aline, entre ses multiples promesses de divorce et ses devoirs de soutien de famille. Les séjours chez Simone alternent avec la présence et le travail à Manosque. Il vient à Paris en octobre 1930, à la parution de Regain. Captif de l’événement mais se sentant coupable, il écrit le 3 novembre à Lucien Jacques : « Cher vieux Jacques, j’ai besoin d’une lettre de toi, je traverse une crise morale (1) très pénible. J’essaye de me reprendre en main puis je perds les étriers et le bridon (2). » En février 1931, Giono et Simone passent quinze jours à Berlin en couple clandestin. Les premières tensions naissent au retour, Simone ayant sans doute demandé — et obtenu ? — la promesse d’un divorce. L’année 1931 est un nœud de complications et de jeux de cache-cache. Simone prend à la lettre les paroles de son amant, ne comprenant pas qu’il est sincère sans se sentir jamais engagé. Les brouilles succèdent aux réconciliations.
La tension atteint un paroxysme durant l’été 1931. En mai, l’affaire du double contrat Grasset/Gallimard (3) a semé la panique. Simone propose une aide financière à Giono, que celui-ci refuse (« Je veux me battre tout net et tout nu comme j’ai toujours eu l’habitude de faire »). En juin, Le Grand Troupeau commence à paraître dans Europe, sans la dédicace annoncée à Simone. Les vacances à Saint-Julien sont tumultueuses : Simone y passe fin août, ce qui occasionne des explications avec Élise et Lucien. Giono et Simone échangent de longues lettres, des télégrammes, des serments d’amour mêlés de reproches. La jeune femme menace de « disparaître ».
Le 20 septembre, Giono envoie une lettre de onze pages à l’écriture déformée : il parle d’une « petite crise », il a vu un docteur, il proteste de son amour, il appelle Simone qui, affolée, accourt à Saint-Julien. L’épisode s’achève — provisoirement — par un séjour d’un mois à Tréminis, dans le Trièves, où Giono compose Le Bout de la route. Mais les choses s’enveniment dès le retour. Simone ayant sans doute arraché à nouveau une promesse de mariage, Giono, revenu à Manosque, ajourne un voyage à Paris : il a trouvé Élise victime d’une crise d’urémie. Sur la maladie utilisée comme prétexte, Pierre Citron note : « Dans ses lettres, tantôt sa santé, tantôt celle de sa famille […] subissent des atteintes répétées. Si on le prenait chaque fois au pied de la lettre, sa maison aurait été un hôpital quasi permanent. »
Simone, outrée, annonce la rupture, qui dure deux mois. L’année 1932 égrène son lot de contradictions, entre serments d’amour, maladies, infidélités, mensonges, menaces de suicide. Ces palinodies n’empêchent pas le travail acharné de Giono (Lanceurs de graines, Le Lait de l’oiseau, Le Chant du monde), mais la grave diphtérie d’Aline, à la fin décembre 1931, bien réelle cette fois, a fortement contribué à enraciner l’écrivain dans son univers familial. Dans une lettre à Rose Celli, il évoque son « remord d’avoir quitté Aline ». Un paroxysme semble avoir été atteint en novembre 1932 : Giono est à Paris chez Simone, lorsqu’Élise annonce sa venue « avec une amie ». Il tente de convaincre Simone qu’il ne peut rester chez elle. La discussion vire au drame : elle se suicidera s’il part. Comme il promet de parler à Elise « le soir même », Simone sort une feuille de papier timbré pour lui faire signer la promesse. À ce manque de confiance outrageant, il oppose « une petite fille et des gens à nourrir, […] des gens à soutenir par [sa] présence si petite soit-elle ». Ce jour-là, Élise a sans doute gagné la partie, elle qui, une fois, a spontanément parlé à Pierre de Simone Téry : « Je l’appelais « la semi-suicidée ». » Elle n’a pas cru un instant que Simone réussisse son suicide, remarque-t-il.
La liaison se prolonge pourtant plusieurs mois, avec ses tendres diminutifs : Tounet, Simonet. D’après un récit de Serge Fiorio, le tournant aurait eu lieu en octobre 1933. Les Giono séjournaient chez les Fiorio, à Taninges (Savoie). Lucien Jacques est arrivé brusquement, l’air tendu. Qu’a-t-il dit à Giono ? Ce dernier et Elise sont partis sur-le-champ. Giono, d’après Fiorio, avait un visage sombre inoubliable. Il ne reverra jamais plus Simone.
La « crise » avait éloigné Giono de ses amis. En réponse à des reproches, il écrit à Paulhan qu’il a été « amoureux comme un gosse » et qu’il l’est encore « comme un gosse après quatre ans, et d’une emmerdeuse » qui se fout de lui, lui complique la vie, le déchire, le bouscule : « Et malgré ça, pour pouvoir passer huit jours avec elle, je ne prévenais pas les amis quand j’allais à Paris (4). » Mais il a retrouvé son meilleur ami et, le 2 novembre 1933, de Manosque, il écrit à Lucien : « Je crois que depuis trois ans je n’ai pas été un homme. Je le redeviens. »
Giono s’était trouvé déchiré entre deux femmes qu’il aimait, l’une dans le déchaînement passionnel, l’autre pour sa dignité, sa constance, sa générosité. Il a souffert de n’avoir pas été conforme à l’idée qu’il se faisait de lui-même — franc, pur, généreux, dévoué. Elise, elle, s’est montrée ainsi, comme Giono le reconnaît dans sa dédicace à Que ma joie demeure : « A Elise Giono, dont la pureté m’aide à vivre ». La naissance de Sylvie, le 11 août 1934, scellera la fidélité retrouvée.
Les voiliers et leurs arrangements
Les choses ne sont jamais simples avec Giono et ses affirmations contradictoires. Pierre Citron cite ce passage du Journal du 20 novembre 1935 : « Là où la pureté n’est pas je suis obligé de l’inventer pour vivre […]. Le tort de mes années 1930-1934 c’est d’avoir à toute force et contre toute évidence inventé la pureté dans un lieu, une société et un corps où elle ne pouvait pas être. » Ces lignes sont écrites alors que vient de commencer la liaison avec Hélène Laguerre, liaison qu’il n’aura pas encore rompue quand il déclarera son amour à Blanche Meyer.
Tandis que cicatrise lentement la plaie de la passion, Giono réorganise sa vie amoureuse. La « crise morale » de jeunesse fait place aux arrangements égocentriques d’une maturité qui cède aux « ordres étranges », mais sans plus jamais mettre en cause l’existence au côté d’Élise, les équilibres de la vie familiale, et avec suffisamment de précautions pour que les filles ne se doutent de rien. Les notations cryptiques du Journal sur des voiliers évoluant autour d’une île sont le langage codé de cette bonne conscience des amours multiples(5).
Hélène Laguerre
Plus question de crises ou de menaces de rupture. Hélène Laguerre a été mariée deux fois et a trois enfants. Elle n’est pas très belle, plutôt forte, des yeux banals, des traits sans finesse, une bouche sensuelle. Elle est moins cultivée, moins « lancée » que Simone. Militante de gauche, elle partage les convictions de Giono et le soutient dans les engagements de ces années : le pacifisme militant, l’antifascisme, le Contadour, la rédaction de Refus d’obéissance. Son rôle entre 1935 et 1939 dans l’écriture du Journal est mentionné dans la notice de la Pléiade, notamment l’insertion de passages de lettres où il lui décrit la création des œuvres. Hélène, en outre, lui devient indispensable dans sa vie d’écrivain célèbre. Secrétaire bénévole, elle garde et classe les lettres, répond à des courriers, assiste à sa place à des congrès, décourage les importuns, fait des démarches à Paris auprès de périodiques ou d’écrivains connus, comme Roger Martin du Gard.
La liaison ne devient charnelle qu’après une correspondance de cinq mois (6), au cours de laquelle Giono passe au tutoiement et à l’invitation pressante : « Hélène chérie […] Maintenant vous êtes à moi. » Ils décident d’être amants sans s’être vus, ni même téléphonés. La première rencontre a lieu à Marseille en juillet 1935. Le sexe envahit leur relation, comme le montrent les lettres écrites entre des retrouvailles parfois séparées de plusieurs mois. Giono, frustré par l’éloignement, s’étend sur des jouissances interminables en longues périphrases, en images, en symboles aux résonances cosmiques : mer, terre, fleuve, inondation. Ces descriptions de jeux sexuels imaginaires se rapprochent de la création romanesque.
Cependant, les limites d’une sexualité sans amour effectif se ressentent assez vite. Dès juillet 1937, Giono écrit dans Poids du ciel : « le gouffre imaginaire de l’amour simplement physique est, si j’ose dire (et je l’ose), un cul-de-sac ». Qui plus est, avec les années, Hélène se montre plus envahissante, et il supporte mal ses conseils. Avec la guerre et ses péripéties pour Giono, les relations s’effilochent, sans qu’il y ait rupture brutale. La dernière étreinte a lieu en janvier 1940. Les amants continueront de correspondre, mais la détestation rétrospective du Contadour et l’échec du pacifisme se mêlent, chez Giono, à la désaffection personnelle. Les lettres s’espacent.
Blanche Meyer
Entre-temps s’est nouée une nouvelle aventure. En 1929, Blanche Meyer avait sollicité des dédicaces pour Colline et Un de Baumugnes. Giono, durant des années, avait croisé dans Manosque cette épouse du notaire, blonde svelte et élégante, aux yeux verts, qui ne passait pas inaperçue. Un jour de 1933, accompagnant son ami Maxime Grieud à l’autocar, il la rencontre inopinément. Ils ne font vraiment connaissance que l’année suivante, chez les Kardas, des amis communs. Blanche Meyer est cultivée, musicienne, non sans une pointe de snobisme de femme du monde qui a fréquenté les milieux parisiens. Parallèlement aux amours volcaniques (et cosmiques) avec Hélène, à la quiétude assurée du Paraïs, il se laisse séduire et se déclare le 23 novembre 1938 dans les « jardins d’Armide », des oliveraies proches de Manosque. Ils deviennent amants à Vence le 28 juin de l’année suivante. Un nouveau voilier évolue dès lors en haute mer, mais toujours à côté des autres. La relation qui s’installe est tumultueuse, contrairement à l’assurance tranquille du culte admiratif d’Hélène, et les heurts, ruptures et raccommodements ponctuent rapidement cette liaison. Giono, dans ses carnets, parle d’hémorragies de fidélité. La trahison de juillet 1949 le rendra fou de jalousie et d’orgueil blessé.
Pierre Citron évoque aussi le côté intéressé de Blanche Meyer, qui tire de cette relation des avantages matériels et toutes sortes de cadeaux : manuscrits, bracelet d’or, livres, argent de poche, Simca d’occasion, un tableau de Coubine offert en 1943, sans parler des droits d’auteur de Pour saluer Melville et de l’appartement parisien qu’il lui loue après la séparation de 1950. Ni Simone ni Hélène n’avaient habitué Giono à pareille attitude, mais Blanche semblait trouver tout cela naturel.
Les débuts de la liaison coïncidant avec la guerre et l’Occupation, on peut s’interroger sur les positions de Blanche Meyer et sur son rôle dans les séjours à Paris de 1942 : elle ne semble guère l’avoir mis en garde contre ses imprudences du moment. Au contraire, elle l’incite à venir à Paris, qu’il détestait comme lieu de ses amours avec Simone. En décembre 1942, elle triomphe à ses côtés au théâtre. Ils dînent avec Montherlant, Cocteau, Jean Marais, Alice Cocéa chez Maxim’s, lieu fréquenté par les officiers de la Wehrmacht : de quoi accréditer la légende de Giono collaborateur, fait remarquer Pierre Citron.
Certes, Giono a aimé cette femme et lui a beaucoup écrit, mais les « trois mille pages » évoquées par Hubert Nyssen viennent à la suite de bien d’autres, et les tendres appellations, les serments à l’être unique ont des précédents, dans les lettres à Simone comme dans les lettres à Hélène…
Les traces dans l’œuvre
Ces traces sont analysées dans trois chapitres, qu’il est malaisé de résumer, avec leurs citations et leurs renvois. Une indication préliminaire concerne les deux périodes de Giono comme dramaturge : 1931-1932 avec Le Bout de la route et Lanceurs de graines, et 1942-1943 avec La Femme du boulanger et Le Voyage en calèche. Ces pièces coïncident avec les amours et l’influence de Simone et de Blanche, ces deux femmes qui évoluent dans des milieux parisiens et ne sont pas mécontentes de se montrer au théâtre et à la ville au côté d’un auteur célèbre. Le Bout de la route a été composé en grande partie lors du séjour de Tréminis évoqué plus haut. L’histoire de cet homme en plein désarroi, perturbé par la séparation d’avec la mère de son enfant et tenté par une autre femme, porte l’empreinte de l’aventure avec Simone Téry.
L’impact de cette dernière liaison se mesure surtout à la lecture de Jean le Bleu, un des ouvrages de Giono les plus marqués par la chair, selon Pierre Citron. De février à juin 1932, l’écrivain cherche à exorciser sa « crise morale » en se plongeant dans l’âge d’or de son enfance. Mais la sexualité traverse tout le livre : « Je sais que je suis un sensuel », affirme Jean. Beau et maléfique, le sexe masculin est un serpent ambigu, une bête qui a son existence propre. La description d’Antonio dans Le Chant du monde, écrit aussi dans la période Simone, revient sur le mystère de cette autonomie dans le passage d’où est tiré le titre de l’essai : « Dessous campait cette partie de sa chair d’où jaillissaient les ordres étranges. »
Jean le Bleu confronte aussi la maternité et les choix impossibles, où l’enfant a sa place (« Clara portait dans ses hanches un beau nid d’enfants tout neufs »). Avec Ermeline, les deux Clara, Gina, les enfants sont nombreux à cette époque dans l’œuvre de Giono. Dans Le Chant du monde, les paroles de Gina ne sont plus une transposition, mais un quasi décalque — fait exceptionnel — des querelles qui jalonnent la liaison avec Simone et se résolvent au lit.
Gina n’est pas la dernière figure de Simone dans l’œuvre de Giono. Elle apparaît encore, après la rupture définitive, dans Que ma joie demeure (1934-35), à travers Joséphine, femme de 32 ans, belle et sensuelle. Ses étreintes avec Bobi sont passionnées — et ponctuées de disputes. Ils ont des moments heureux, mais, en s’affranchissant de la fidélité conjugale, Giono-Bobi épris de liberté se retrouve captif, privé de la possession du monde : « Tu n’as plus envie de moi. —Si. —Tu ne m’aimes plus ? —Si, je t’aime, mais ce qu’il faut savoir, Joséphine, c’est qu’autour de nous, il y a, malgré tout, le monde entier. » En créant le personnage de Joséphine à l’image de Simone Téry, Giono a cherché à exorciser cette passion qui l’avait enchaîné pour se retrouver libre et plus mûr, libéré de la fausse joie et plus proche de la vraie.
L’influence d’Hélène est indéniable dans la voie de l’action et dans celle de l’écriture engagée, et elle joue un rôle dans les origines complexes du Contadour. L’insertion d’extraits de lettres dans le Journal a son importance dans l’œuvre. Durant cette période militante, les lettres sont aussi, pour Giono, un exutoire à ses agacements contre ses amis de Vendredi. Quant à l’oeuvre romanesque, Giono lui-même, rédigeant Batailles dans la montagne, affirme à Hélène : « Toi chair tu es liée à ce travail magique. » Sur les autres livres de cette époque (Les Vraies Richesses, Le Poids du ciel), il proclame que tout a été écrit grâce à elle. On a peine à le croire, note Pierre Citron : si leur première rencontre précède de peu le début de la rédaction des Vraies Richesses, on peut y voir la marque d’un épanouissement sexuel, mais on n’y décèle aucune figure d’Hélène. Cette dernière a cru qu’elle avait inspiré le personnage de Sarah dans Batailles dans la montagne, et Giono, pendant la composition de ce texte, évoque la déclaration d’amour de Boromé à Sarah comme « une déclaration d’amour pour toi ». Mais il lui dit par ailleurs qu’elle n’a pas saisi le sens de Batailles en s’identifiant à Sarah et lui-même à Saint-Jean. Car Giono est à la fois Saint-Jean et Boromé, et Sarah n’a aucune ressemblance physique avec Hélène. Pierre Citron en discerne toutefois une trace dans la conversation finale de Boromé et la vision de la femme mappemonde vivante, globe, terre, océane.
Blanche Meyer, après avoir été, on le sait aujourd’hui, centrale dans la genèse de Pour saluer Melville, reparaît dans Noé et, avec plus de distance et de contrastes, dans Pauline de Théus. Elle est encore présente dans les esquisses du dernier chapitre du Moulin de Pologne, mais comme femme-démon : le lumineux a cédé au noir. On peut retenir des indications de Pierre Citron les traces littéraires de ce passage du bonheur au rejet.
Commencé le 16 novembre 1939, à la sortie du fort Saint-Nicolas, un an après la déclaration dans les Jardins d’Armide et six mois après les débuts de la liaison, Pour Saluer Melville est achevé le 1er mars 1940. Au côté d’une femme qui partage les rêves du poète et donne sens à ses fables, ces trois jours sont d’une totale et sereine pureté. Ils condensent en une brève rencontre la longue maturation des sentiments amoureux de Giono, nés en trois années de rencontres et sublimés dans les sept mois de distance entre l’aveu et la relation physique. Livre du commencement et de l’avant, il marque une rupture avec la sexualité charnelle des romans précédents, en plaçant l’amour idéal en éclosion au-dessus de l’amour physique.
Blanche réapparaît ensuite incidemment dans Promenade de la mort (1940) et ne revient qu’en 1945 sous les traits de Pauline de Théus : visage en fer de lance, yeux verts (comme Simone), robe bouillonnante autour des hanches comme celle d’Adelina (Angelo), mais les cheveux, ici, sont noirs. Angelo et Le Hussard sur le toit sont, eux aussi, des romans d’amour chaste et de lente naissance du sentiment amoureux. Dans Noé, rédigé en 1947, Giono écrit à propos d’Adelina à Marseille : « Diablesse, je connais ton visage. » Pourtant, cette Adelina n’a rien de diabolique. S’agit-il de Blanche et de ces querelles déjà nombreuses, dont, remarque Pierre Citron, le détail reste pour le moment inconnu ? La découverte de l’infidélité de Blanche, en juillet 1949, plonge Giono dans des moments de délire, attestés dans ses carnets et par son recours à une enquête policière.
Il va se venger de cette « trahison » en la transmuant dans l’œuvre. Il date la préface à L’Illiade qu’il donne au même moment aux Éditions Bordas — « Gréoulx, 27 juillet 1949 ». Gréoulx est l’endroit où il a eu la révélation de la trahison, et c’est le 27 juillet, à Cannes, qu’il aurait surpris l’amant se sauvant de chez Blanche. Ce texte, qui commence par « Je suis du côté des Troyens », évoque une Hélène peu conforme au texte antique : une Hélène présente du début à la fin et qui ira mourir pendue à une yeuse, une Hélène figure emblématique de la beauté mais qui, finalement, n’est rien, « un objet », « une charretée de pommes », un prétexte à la tuerie. Et les dieux ont l’air de dire : « Nous nous servons de la femme la plus infidèle qui soit : celle dont on peut toujours infailliblement compter sur la trahison, la femme sans honneur, sans cœur, sans amour, sans qualité, celle à laquelle nul ne peu s’attacher, celle qui par nature trompe […] les combats n’ont rien à voir avec sa présence […] elle ne compte pas. »
« Je suis du côté des Troyens. D’ailleurs, Homère était-il tant que çà du côté des Grecs ? », conclut Giono s’identifiant aux vaincus. Par la mort pitoyable d’Hélène, il a symboliquement accompli le meurtre de Blanche (7).
Toujours en 1949, Giono écrit pour Angelo une postface qu’il ne fait pas paraître. Elle ne sera publiée qu’après sa mort, en appendice au Cycle du Hussard dans ses œuvres complètes. On y voit deux Pauline à peu près incompatibles : la première est altière, rayonnante, toujours « en train de faire bouillonner sa longue robe », mais celle des dernières pages est « une bourgeoise. Il n’est pas de moment où elle ne se garde. Pour qui ou pour quoi ? On se le demande. Quand on le sait, on s’étonne : elle se garde pour la médiocrité. »
Giono demeurera deux ans assoiffé de vengeance littéraire. Cela explique les étapes de la genèse du Moulin de Pologne inscrites dans ses carnets, où il accumule les notations et les versions où apparaît une femme-démon. Il écrit, mais finalement ne publie pas. Du démon, il ne reste, dans le texte définitif, qu’« une femme qui avait mauvais genre, une gourgandine sûrement ». Giono, pour qui l’œuvre était l’essentiel, écrit Pierre Citron, l’aura ici protégée des éclaboussures de sa vie personnelle.
En 1951, le romancier part en Italie avec Élise. Dans Le Voyage en Italie (1952), il relate avec détachement l’histoire de la trahison d’Ermelinda. En 1954, Une aventure ou la foudre et le sommet est la dernière nouvelle où la trompeuse au regard vert peut rappeler Blanche. Pauline est absente du Bonheur fou (écrit de 1953 à 1957), sauf à travers une allusion insignifiante. Giono l’a rejetée, Blanche est sortie de sa vie, même s’ils continuent à s’écrire épisodiquement.
Quant à Élise Giono, elle est présente du premier au dernier chapitre du livre de Pierre Citron, comme elle l’a été dans la vie de son époux de son mariage à sa mort. Le nombre d’occurrences dans l’index des noms cités atteste cet accompagnement constant, discret, généreux, tenace dans l’épisode Simone. Giono la reconnaît comme l’être indispensable dans la préface de Que ma joie demeure. Présente dans cet ouvrage et dans Le Bout de la route, elle existe dans les figures de l’amour qui ressurgissent sous divers avatars jusqu’à la fin de l’œuvre, l’amour comme aspiration à l’absolu à côté des élans de la sexualité.
Le 22 février 1944, dans un moment de tension avec Blanche, Giono écrit dans le Journal : « Je rêve à une bonne vieillesse avec l’excellente Élise. De plus en plus ses qualités me touchent. C’est et ça a été de tout temps la compagne la plus sûre et la plus compréhensive. Elle m’a aidée plus que n’importe qui, sans fla-fla ni embarras. Et ça n’a pas toujours été très facile ni très plaisant pour elle. » Cette trace de remords et d’une volonté de vivre avec Élise se retrouve dans le récit d’un rêve raconté quelque temps après : il est condamné à mort, il boit la ciguë, sous forme d’une confiture grumeleuse et verte. Élise est là, il prend ses dispositions pour ses manuscrits, fait une dernière promenade avec elle. « Je m’excuse à Élise des inconséquences de ma vie lui disant que mon travail m’obligeait à entretenir en moi des passions et des jaillissements lyriques. » Se rend-il compte alors de la chance qui a été la sienne d’avoir toujours retrouvé à son côté une Élise, seule capable de comprendre et finalement d’accepter son besoin égocentrique de liberté, et de respecter sa totale indépendance de créateur ?
À la fin, Pierre Citron s’attarde sur les personnages de Giono dans les dernières œuvres comme support d’une méditation sur l’ambivalence de l’amour. Ennemonde, frustrée, connaît enfin le plaisir avec Clef-des-cœurs. Leur union, exclusivement charnelle, s’oppose à l’histoire de Titus et Camille, celle de « l’amour le plus pur ». Titus aime Camille sans avoir « jamais rien demandé et jamais rien reçu ». Il satisfait ses besoins sexuels avec une prostituée, tout en veillant et en soignant la compagne qu’il garde à jamais.
Les problèmes de la coexistence de l’amour physique et de l’amour pur ressurgissent dans L’Iris de Suse. S’il n’y a pas de racine autobiogaphique dans les personnages de la baronne de Quelte et du forgeron Murataure, Pierre Citron voit dans cette dernière l’avatar ultime de la lignée des Pauline de Théus, désormais impensable sans son second visage de séductrice infidèle et aguicheuse. Elle n’est cependant plus haïssable comme dans Le Moulin de Pologne, elle n’est pas une égoïste calculatrice, elle garde du charme et de la spontanéité dans ses extravagances comme dans la scène où elle va danser la valse sur la tombe de son mari. La fureur vengeresse de Giono est passée.
En face, Giono dresse une autre silhouette de femme, l’Absente, une de ses créations les plus poétiques et les plus saisissantes, d’après Pierre Citron. Mariée à Murataure, qui la respecte, elle est aimée de Tringlot, homme aux forts appétits sexuels mais ayant l’obsession de protéger l’Absente, de la mettre à l’abri du besoin, et craignant les avanies qu’elle subirait si elle se retrouvait seule et abandonnée dans une église. Scène, écrit l’essayiste, qui rappelle celle décrite, un quart de siècle auparavant, dans Mort d’un personnage, quand la vieille Pauline de Théus est retrouvée par son petit-fils. L’amour protection de Tringlot est pur, c’est un amour qui ne demande rien, qui va « à nulle part », qui se résume à une présence. Quand il revient pour la retrouver et la protéger définitivement, il aperçoit sa forme immobile : « Elle était là. « Je suis comblé. Maintenant j’ai tout », se dit-il. Désormais, elle serait protégée contre vents et marées et elle ne savait même pas qu’il était tout pour elle. »
Derniers mots du roman et derniers mots de Giono romancier, souligne Pierre Citron, qui poursuit : « Ici aboutit, sur une note quasi mystique, son long trajet, chargé d’expériences, de triomphes toujours suivis d’échecs sur la double voie de l’amour. La voie charnelle avait été celle de plusieurs triomphes, mais invariablement suivis d’échecs. L’autre voie, celle de la pureté, se termine sur la générosité absolue. » Certes, Élise n’a rien d’une Absente, et il n’est pas question de faire d’elle un modèle du personnage. Mais quand Giono écrit L’Iris de Suse, tous deux sont seuls à Majorque en 1968, année de leur dernier séjour. Élise aurait confié à Serge Fiorio que jamais peut-être ils n’avaient été aussi heureux.

Chez Lucien Jacques, été 1951. La famille Giono en vacances. Jean et Élise au second rang. Assises par terre : Sylvie à gauche, Aline est la troisième.
NOTES
- Pierre Citron note que, dans une lettre à Lucien Jacques du 21 août 1925, Giono parle déjà d’une « effroyable crise morale » qui coïncide avec un séjour d’Élise chez une tante en Suisse. Cette crise, restée mystérieuse, est transmutée en œuvre : La Daimone au sidecar, titre énigmatique d’une nouvelle où la chair et sa séduction sont du domaine du mal.
- Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques, Gallimard, 1983, tome 2, p.44.
- Pierre Citron, Giono 1895-1970, Seuil, 1990.
- Archives Paulhan.
- Pléiade Journal, 287,289-290,292-293,303,305, 306-307
- Par un universitaire américain, Pierre Citron a été introduit à la Lilly Library de l’Université d’Indiana à Bloomington, qui conserve près de mille lettres à Hélène Laguerre. Il passa de longues journées à prendre des copies.
- Cette préface, parue en 1949 chez Bordas, a été reprise en 1958 dans les Cahiers de l’Artisan, en 1967 par l’École Estienne, en 2008 dans L’Art de la préface de Pierre Bergé (Gallimard). Elle ne figure pas dans la Pléiade.